Il n’a échappé à personne que la tendance actuelle du menu unique et imposé semble faire les beaux jours des restaurants gastronomiques. Fini le bon vieux temps où Madame optait pour le cabillaud sauce vierge (sans purée) et Monsieur pour le ris de veau aux morilles (avec supplément pommes allumettes). À présent, c’est saumon et ris de veau en mode Surf & Turf pour tout le monde. Et ne vous avisez pas d’oublier de mentionner vos allergies lors de votre réservation – online de préférence – et à heure fixe pour ne pas bouder son plaisir, car le double shift, c’est sympa aussi. Grégory Sorgeloose, co-gérant du cabinet Sorgeloose & Trice, spécialisé dans la cession de commerces Horeca, décortique cette tendance.
C’est en effet LA tendance du moment, qu’on vous vend comme une expérience unique et immersive, véritable reflet intime du chef, fouillant dans les tréfonds de son enfance pour extraire la quintessence des produits du marché. Voici en quelques lignes la baseline qu’on nous sert désormais à toutes les sauces dans la plupart des restaurants de bon niveau flanqués de macaron(s), d’étoile(s) ou d’une cote au-delà de 14/20. La quête d’une carte ou d’une ardoise frôle celle de la fontaine de jouvence éternelle, tant les menus sont devenus la norme. Et pourtant, la plupart des clients ne sont ni dupes ni demandeurs de cette option unilatérale, quelque peu intrusive. Toutes les bonnes histoires ont une fin, comme les dark kitchens en ont connu une post Covid.
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Pourquoi cet engouement ?
Ne nous voilons pas la face : ce n’est pas tant un vif engouement qui anime tous ces talentueux chefs, pétris de bonnes intentions, désireux plus que quiconque que votre soirée chez eux soit une succession d’apothéoses, qu’une obligation en mode « survie », visant une efficacité opérationnelle maximale. Qu’il le veuille ou non, le restaurateur doit à présent composer avec les no-shows, véritable fléau d’une génération sans manières, autant qu’avec une augmentation biblique des coûts de la main-d’œuvre et des marchandises, sans oublier les normes créatives en tous genres pondues par des administrations déconnectées du terrain. Les défis sont incommensurables.
Leur seule planche de salut : à défaut de pouvoir dompter ces coûts, en assurer une certaine maîtrise en limitant systématiquement toutes les sources de pertes (perte de temps, de couverts, de marchandise, etc…). Et nous voici arrivés dans ce monde dystopique que nous fréquentons depuis quelques années, avec un enthousiasme modéré, à de rares exceptions près. Par ces menus uniques, le restaurateur réduit ses coûts (en achetant moins de produits différents), simplifie la mise en place en cuisine (en réduisant le gaspillage et en organisant mieux son équipe) et fluidifie le service en salle (en adoptant un meilleur tempo, avec moins d’erreurs de commande). Tout bénéfice pour lui, quoique…
Quelles conclusions tirer de ce constat ?
La plupart des initiateurs de ces facteurs externes, que sont par exemple les no shows, les taxes ou les normes, ignorent souvent l’effet direct qu’ils exercent sur leurs restaurants préférés. Ainsi, les charges en tous genres et les obstacles fiscaux rendent le secteur moins pérenne et moins rentable. Tout comme les textes normatifs issus des obligations administratives frappant l’Horeca, le rendent hautement énergivore et chronophage. Et on n’évitera pas de parler des no-shows, qui sapent la rentabilité des Horeca, à force de laisser vides des places censées générer du chiffre d’affaires. Il en résulte, malgré une passion dévorante pour ce métier, une perte d’intérêt croissante face à la masse herculéenne du travail exigé. C’est donc quelque part vous, nous, clients, qui donnons le change, à travers nos comportements, et l’amenons à ce qu’il est et ce qu’il devient. Et si les bonnes tables disparaissent au profit de chaînes de fast food, ou si vous subodorez que la qualité de votre carpaccio s’est détériorée au fil du temps dans votre troquet préféré, c’est « aussi » un peu de votre, notre faute. C’est le principe élémentaire du boomerang : plus vous le lancez loin, plus vite il vous revient en pleine figure.
Un mouvement long terme ?
Notre petit doigt nous fait penser que cette particularité restera cantonnée aux établissements gastronomiques de bon niveau, ou aux affaires de petite taille, comme Bruxelles en compte déjà bon nombre. Mais nous voyons déjà poindre à l’horizon des formules alternatives qui reprennent du galon : les bouillons et les grandes brasseries, formats récemment démodés, se parent à nouveau de leurs plus beaux atours dans des concepts débridés et chatoyants. L’avenir proche se profile plus généraliste et plus généreux, c’est une certitude sur laquelle nous osons parier.
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Pour conclure
Si, à l’occasion, l’expérience d’un menu unique peut valoir le détour – car sortie des mains d’un chef hors pair à l’occasion d’une formule « once in a lifetime » – , le menu devrait rester une option parmi d’autres. A trop imposer, même pour une raison économique totalement justifiée, le client risque de se fatiguer et de bifurquer vers des formules plus permissives car il revendique d’avoir le choix. Le risque d’uniformisation et de perte de convivialité est une réalité, tout comme celui d’être perçu comme arrogant ou élitiste. L’expérience pourrait à terme devenir frustrante et prétentieuse, source d’amertume plus que de plaisir. Une variante prometteuse pourrait être une carte très courte et flexible, changeant régulièrement – du moins pour les établissements de bon niveau. Dans le même temps, les bonnes tablées d’antan, les bistrots traditionnels, reprennent eux aussi du galon, aidés d’intitulés clairs et compréhensibles, dans une logique de confort alimentaire. C’est une forme de populisme gastronomique chic, qui fonctionne. Bref, une affaire à suivre…